Tout le monde connait Verdun. Moins le Chemin des Dames. Cette désastreuse bataille à la sinistre réputation fut un carnage d’une violence inouïe, fauchant près de 400 000 soldats. Une boucherie sans nom, à l’origine des premières mutineries dans l’armée française. C’est pourquoi les autorités ont longtemps voulu occulter cette douloureuse page d’Histoire. De Gaulle, Churchill, Hitler, Goering, Montgomery, de Lattre de Tassigny, l’historien Marc Bloch, les poètes Guillaume Apollinaire et Louis Aragon, le philosophe Alain, l’écrivain Jean Giono… Ils sont tous venus au Chemin des Dames. Et avant eux, Napoléon, Jeanne d’Arc et même Jules César ! A Craonne, village rayé de la carte, mais aussi à la Caverne du Dragon, on peut se rendre compte de la barbarie qui s’est déployée durant cette absurde et sinistre bataille qui débuta à l’aube du 16 avril 1917. Plongée dans l’enfer du Chemin des Dames.

Le nom de l’une des batailles les plus sanglantes de l’Histoire est plutôt charmant et bucolique, même s’il est difficile de trouver un rapport avec la réalité. Aucune dame n’a mis les pieds dans ce champ de bataille, et aucun chemin n’était praticable dans cette terre maudite, encore jonchée de squelettes, d’éclats d’obus, de ferrailles et de débris de munitions rouillés.

Pourquoi ce nom de Chemin des Dames ?
L’origine du nom « Chemin des Dames » est bien antérieure à la Première Guerre mondiale. Elle remonte à la veille de la Révolution de 1789, à une époque où l’on appelait « Mesdames » les filles du roi Louis XV (les tantes de Louis XVI). Marie-Adélaïde et Victoire, appelées également «Mesdames de France», empruntaient cette route de crête surplombant les vallées de l’Aisne et de l’Ailette pour se rendre chez leur gouvernante, la comtesse de Narbonne, qui habitait au château de la Bove, près de l’abbaye de Vauclair. Pour faciliter le passage du carrosse royal, elles auraient obtenu que le mauvais chemin du plateau soit pavé, laissant ainsi pour la postérité ce nom de Chemin des Dames. L’endroit portait un nom plus approprié du temps de Clovis : le Chemin de la Barbarie !
« Nous sommes en plein champ de bataille, dans un cadre effrayant qui sera à jamais la honte des hommes. On a beau regarder, on ne voit rien qui vit dans cette nature désolée. À droite, à gauche, partout, la terre est bouleversée, éventrée. Des boyaux, des tranchées, qui n’ont de ça que le nom, sillonnent le plateau maudit là où ne s’étalent que des réseaux de fil de fer défoncés et rouillés ou de petites croix de bois qui cachent de braves soldats. Si l’on se donne la peine de bien dévisager cet immense cimetière, on arrive à découvrir ici et là une tête ou des jambes qui émergent du sol quand ce n’est pas un cadavre tout entier. Nous sommes au Chemin des Dames, de douloureuse mémoire. Quelle dérision d’appeler ainsi ces lieux aujourd’hui ! La crête qui porte ce nom n’est qu’une suite d’excavations, de trous ouverts, bouchés puis refermés. De chemin, il n’y a rien, absolument rien ». Romain DARCHY, Récits de guerre, 19 juillet 1918.
Une ligne bleue matérialise la ligne de front sur 27 km
On connait la ligne bleue des Vosges, nom donné par Jules Ferry à la frontière naturelle derrière laquelle se trouvaient l’Alsace et une partie de la Lorraine conquises par les Allemands en 1870. Une autre ligne bleue, tout aussi symbolique mais concrète, matérialise la ligne de front sur 27 km, le long de la route départementale 18. Une initiative prise en 2017, à l’occasion du centenaire de la bataille du Chemin des Dames. La couleur bleue n’est pas due au hasard : elle fait référence aux bleuets, les jeunes soldats qui arrivaient dans leur uniforme bleu horizon à partir de 1916. La RD 18CD (route départementale 18 Chemin des Dames) traverse 18 villages dont 7 ont été totalement ou partiellement détruits durant la bataille du Chemin des Dames. Toute cette zone jonchée de millions d’obus non explosés et de cadavres est classée rouge, car non cultivable.

Une route qui pourrait être touristique, comme celles sillonnant les sites du débarquement en Normandie. Que nenni, il n’y a absolument personne sur ces routes de campagne, un paradis pour les motards !

Ce n’est peut-être pas la route 66, mais on admire les grands espaces de l’Aisne, département le moins peuplé (et de loin) des Hauts-de-France, qui ne s’est jamais remis des destructions de la Première Guerre mondiale. Beaucoup de villages détruits n’ont jamais été reconstruits, et les habitants, affublés par certains du sobriquet peu flatteur de « boches du Nord », sont partis ailleurs. Recettes de cuisine perdues, chansons traditionnelles, traditions ancestrales, c’est toute une culture qui a disparu…
L’offensive devait être foudroyante
Le plan proposé par le général Robert Nivelle, le nouveau commandant en chef de l’armée française, est de percer sur la ligne du Chemin des Dames. Il promet aux dirigeants politiques d’obtenir une victoire décisive avant la fin du printemps 1917, en rompant le front entre Soissons et Reims. Laon, située à une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau, devait être atteinte en fin de journée du 16 avril. Préfecture de l’Aisne et nœud ferroviaire stratégique, la superbe ville médiévale de Laon est surnommée « la montagne couronnée », coiffée par sa somptueuse cathédrale nichée au sommet d’une colline. Les Allemands défendent cette terre comme si elle était sacrée pour eux. En juin 1940, Adolf Hitler a pris le temps de visiter la cathédrale de Laon. La raison ? C’est tout simplement la ville de naissance de la mère de Charlemagne (la fameuse Berthe aux grands pieds), empereur du Saint Empire Romain Germanique, dont le Führer se voulait l’héritier…

Sur le papier, cela avait l’air facile, il n’y a plus qu’à… Nivelle, dans sa grande clairvoyance, estime que l’offensive durera 24h voire 48h. Au soir du 16 avril 1917, ses soldats auraient franchi la rivière l’Ailette pour prendre la ville de Laon, et atteindre la Somme quatre jours plus tard. Certain de son succès, le général rassemble 1,2 millions de soldats et place plus de 5 000 canons, soit un tous les 13 mètres de la ligne de front. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, les Allemands qui occupent le terrain depuis le 14 septembre 1914, ont eu tout le loisir de fortifier leur position, creusant 26 kilomètres de tunnels et de galeries souterraines, ainsi que trois lignes de tranchées !
Les assauts ne parviennent même pas à dépasser la première ligne et se brisent sur des positions allemandes pratiquement intactes. Les Allemands s’étaient abrités dans des carrières souterraines, les Creutes, notamment la fameuse Caverne du Dragon. Ils ne quitteront le Chemin des Dames que dans la nuit du 1er au 2 novembre 1917, soit près de sept mois plus tard et non deux ou trois jours comme prévu… Il faut dire qu’en août 1914, on partait déjà la fleur au fusil en espérant être de retour pour les vendanges. Les soldats sont donc partis en tenue d’été… Le premier hiver fut terrible !
Encore moins connu que le Chemin des Dames, la bataille des Frontières fait en quelques jours 40 000 morts dans nos rangs, dont 27 000 pour le funeste 22 août 1914, qui reste la journée la plus meurtrière de toute l’Histoire de France. Un bilan comparable à celui de toute la guerre d’Algérie (1954-1962). Une hécatombe qui explique notamment le recours massif aux soldats des colonies. 164 000 sont recrutés dans les années 1915-1916, sans ménagements, et parfois même au prix de dizaines de villages incendiés, pour rejoindre de force l’Europe et sa guerre des tranchées par -25°C certaines nuits d’hiver…

Finalement, les trois jours d’offensives espérés laissent place à sept mois d’enfer pour les 1,2 millions de soldats. Comme leurs ancêtres les Gaulois, ils ne craignaient qu’une seule chose, que le ciel leur tombe sur la tête. C’est ce qui leur est arrivé : un déluge de 6 millions d’obus par semaine, véritable orage d’acier ! 400 cartouches à la minute, des obus fonçant à 825 mètres par seconde, plus de deux fois la vitesse du son ! Tout ça pour gagner quelques kilomètres… « Je leur ai repris la longueur de mon corps », voici les derniers mots que soupira sur son lit de mort un soldat français du Chemin des Dames. Le résultat ? On se croyait sur la lune : un trou d’obus tous les 20 mètres, soit 400 cratères par hectares, on parle de 30 millions de trous d’obus ! S’il n’y avait que les obus… Les soldats de la Grande Guerre furent la première génération d’êtres humains à faire l’expérience des armes chimiques, notamment le chlore et le sinistre gaz moutarde inventé par les Allemands. Les Français appellent ce gaz ypérite, en référence à la ville d’Ypres, en Belgique, où il fut pour la première fois utilisé au combat.

Le bilan ? 200 000 soldats français tués, autant d’Allemands, surtout les 15 premiers jours de l’offensive en avril 1917. Dès le 29 avril, des mutineries éclatent au sein de régiments qui refusent de remonter en ligne. Le 15 mai, Nivelle est remplacé par Pétain, auréolé de sa victoire à Verdun, en décembre 1916. La « grève des attaques » concerne quelque 30 000 mutins. Pour enrayer le mouvement et éviter une contagion à l’ensemble des troupes françaises, les conseils de guerre prononcent 3 427 condamnations, dont 554 à mort. 26 soldats du Chemin des Dames furent fusillés pour l’exemple, sur ordre de Pétain, 26 de trop…
Dans La Main coupée, Blaise Cendrars s’amuse avec le patronyme des généraux : « Nivelle nous a nivelés et Joffre nous a offerts à la guerre ! Et Foch nous a fauchés… Et Pétain nous a pétris… Et Marchand ne nous a pas marchandés… Et Mangin nous a mangés ! »
Craonne, un village rayé de la carte
Repris aux Allemands le 5 mai 1917, Craonne, bourg de 800 habitants, a été littéralement rayé de la carte, pulvérisé par 210 000 obus en deux jours ! Son château, son église, son école, sa mairie, son café, ses maisons, tout cela n’est plus qu’un souvenir, il ne reste même pas les ruines !






« Balafré de tranchées, de trous d’obus, de barbelés et de tôles, où était passé Craonne ? Son église sur le piton, rien, plus rien. Plusieurs fois il énumérait les lieux-dits qu’il reconnaissait parfaitement malgré l’ampleur du désastre. Et Craonne, où est-il ? Monté sur le rebord d’une tranchée, identifiée bien après comme étant la tranchée du Balcon, il cherchait son village. Toujours rien. Puis, progressivement, une tache blanchâtre se dessinait à l’emplacement du village. Il n’en croyait pas ses yeux, toutes les maisons étaient pulvérisées, réduites en poussière, les pierres n’avaient plus de forme, toutes à l’état de moellons. »
Noël Genteur, « C’est à Craonne, sur le plateau…Récit », dans Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames- De l’événement à la mémoire.

Le site n’est plus constructible ni cultivable : il est placé en « zone rouge ». Le nouveau Craonne fut reconstruit sur un autre emplacement à quelques centaines de mètres en contrebas. Confié aux Eaux et Forêts, le site de l’ancien village a été aménagé en arboretum, qui conserve les traces de l’ancien champ de bataille et de ses morts innombrables. Ce Chemin des Dames est désormais un chemin des âmes, celles des 400 000 Français et Allemands (mais aussi Britanniques, Américains, Italiens, tirailleurs sénégalais…) tués ici et qui hantent encore ce lieu maudit.


Composée lors des mutineries de 1917 suite à l’échec de l’offensive Nivelle, La Chanson de Craonne a eu une influence peu ordinaire sur ce village de l’Aisne dont elle porte le nom. Craonne se prononce habituellement « krɑn« , mais pour avoir le compte de syllabes, la chanson décompose le hiatus et dit « krɑon ». Cette nouvelle prononciation restera et le nom du village gagnera une syllabe. La Chanson de Craonne fut censurée jusqu’en 1974, comme le film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la Gloire. Des chanteurs engagés comme Yves Montand la chantèrent malgré tout.
Voici le refrain :
Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés
A proximité, le village de Soupir, au nom prédestiné, a lui aussi été détruit. Situation assez cocasse, le village voisin de Cerny-en-Laonnois, 70 habitants, est cerné par près de 15 000 morts. Ils reposent dans deux nécropoles abritant les soldats français et allemands. Toujours dans les environs, un cimetière abrite plus de 8 000 Britanniques.


25 000 Basques furent mobilisés durant la Première Guerre mondiale. 6 000 ne revinrent jamais, la plupart tués lors de la bataille du Chemin des Dames. Beaucoup sont des paysans et pratiquent la pelote basque. D’où leur habilité à lancer des grenades, pour certains munis d’un gant de pelote !

La Caverne du Dragon est le point de départ d’une randonnée qui rend hommage aux vaguemestres. Ces valeureux soldats sillonnèrent au péril de leur vie les lieux de bataille du Chemin des Dames pour transmettre leurs précieux colis. La génération des soldats qui partent à la guerre en 1914 a été massivement scolarisée grâce aux lois Ferry de 1882. La lecture du courrier et l’écriture de lettres occupent donc une place essentielle dans leur vie sur le front. On estime à 4 millions le nombre de lettres qui arrivent tous les jours sur le front, soit plusieurs milliards durant les quatre années du conflit ! Sans oublier les colis qui apportent aux soldats quelques douceurs venues de leur contrée et qu’ils partagent avec les copains. On comprend pourquoi le vaguemestre était le messie attendu chaque jour avec grande impatience, l’homme le plus guetté par les soldats !



Le plateau de Californie : champ de bataille de Jules César à la Grande Guerre en passant par Napoléon Ier
Ce plateau calcaire de 190 mètres d’altitude est une forteresse stratégique au cœur d’un triangle reliant trois villes historiques : Soissons, Laon et Reims. Ce rempart naturel est disputé par les hommes depuis plus de 2 000 ans ! Déjà, en 57 avant J.C., les légions de Jules César combattaient 100 000 Gaulois résistant encore et toujours à l’envahisseur… Le 7 mars 1814, c’est à Craonne (le village qui n’existe plus), sur le plateau qu’on n’appelait pas encore de Californie, que Napoléon Ier arrête la marche en avant vers Paris des troupes du maréchal prussien Blücher. Un baroud d’honneur avant la chute de Paris le 31 mars et l’abdication de l’empereur le 6 avril 1814.









La Caverne du Dragon
Cette ancienne carrière de pierre exploitée du XVIème au XIXème siècle fut aménagée en 1915 par les troupes allemandes en une véritable caserne souterraine pour 250 soldats, avec électricité, postes de commandement et de premiers secours, téléphones, tunnels, escaliers… Elle s’appelle ainsi en raison de la fumée qui s’échappait des cuisines, tel le feu d’un dragon. Prise par les troupes françaises le 25 juin 1917, la Caverne du Dragon est ensuite occupée simultanément pendant quelques semaines par les Français et les Allemands, séparés par des murs : une drôle de cohabitation !












Les ruines de l’abbaye cistercienne de Vauclair
Sur le Chemin des Dames, l’abbaye de Vauclair est au cœur d’un triangle dont les trois angles sont Soissons (à l’ouest), Laon (au nord) et Reims (à l’est), chacune abritant une majestueuse cathédrale chargée d’histoire. Le vase de Clovis à Soissons, la mère de Charlemagne, Berthe aux grands pieds à Laon, la ville du sacre des rois de France à Reims. Ajoutez Jeanne d’Arc qui visita l’abbaye lorsqu’elle conduisit le roi Charles VII pour qu’il se fasse sacrer à Reims, et Napoléon qui a vaincu les Russes à Craonne à une poignée de kilomètres, Vauclair est vraiment au cœur de l’Histoire de France !
Cette abbaye cistercienne fut fondée en l’an de grâce 1 134 par Saint-Bernard de Clairvaux, le célèbre moine qui prêcha la Deuxième croisade à Vézelay. Les plus attentifs auront remarqué que Vauclair est le verlan de Clairvaux. Le facétieux Saint-Bernard baptisa en effet « Vallis Clara » cette nouvelle abbaye, en référence à sa maison mère « Clara Vallis », la claire vallée. Le lien avec notre Caverne du Dragon ? Les moines de l’abbaye de Vauclair exploitèrent pendant des siècles cette carrière toute proche !






On dort où ?
Hôtel du Golf de l’Ailette
A 10 minutes en voiture de la Caverne du Dragon et de l’abbaye de Vauclair, voici un havre de verdure parfait pour se remettre de toutes ces émotions. Son adresse ? 23 rue du Chemin des Dames 02860 Chamouille. Bref, nous sommes toujours sur le front, mais le programme s’annonce réjouissant, entre dîner gastronomique, jacuzzi et massage au spa, nuit dans une chambre tout confort et copieux petit-déjeuner en contemplant les cygnes et les voiliers du lac de l’Ailette !







Et pour appronfondir, n’hésitez pas visiter le musée de la Grande Guerre à Meaux : le plus grand musée d’Europe consacré à 14-18 !
Merci pour cette visite et cette article. Passionnant même si le sujet est difficile.
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Très bel article. Moi qui habitait pas très loin de Verdun, l histoire de ces horreurs de guerre refont surface. L’enfer…malheureusement on retrouvera encore de nos jours de telles atrocités !
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Impressionnants sont les vestiges et horreurs de cette guerre meurtrière. On n’en finit pas d’en redécouvrir des vestiges, sur le terrain comme dans la mémoire des hommes. Merci de faire revivre cette époque quelque peu oubliée.
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