L’Aisne n’est pas le département le plus connu de France… C’est le numéro deux (le numéro un c’est l’Ain). Il porte le nom d’une rivière, comme 66 des 96 départements métropolitains. Peu savent le situer sur une carte et on se demande bien ce qu’on peut y découvrir. Pourtant, cette région jouit d’un exceptionnel patrimoine en terme de châteaux, cathédrales et autres abbayes : c’est le quatrième département de France par le nombre de monuments historiques classés ! Ensuite, l’Aisne monte sur la deuxième marche du podium dans la liste des départements comprenant le plus de voies navigables. L’occasion de partir en canoë (l’âne c’est dans les Cévennes) sur les traces du célèbre écrivain-voyageur écossais Robert Louis Stevenson, qui descendit la rivière de l’Oise en 1876. Une aventure racontée dans son récit En canoë sur les rivières du nord. Mais l’information capitale qui nous concerne ici, c’est que l’Aisne est le département qui a le plus souffert de la Première Guerre Mondiale, détruit à près de 90% : « De tous les départements ravagés par la guerre, l’Aisne est incontestablement celui qui a le plus cruellement souffert », affirme en 1920 le préfet Lucien Saint. Difficile en effet de trouver un endroit du territoire qui ne porte pas les stigmates du grand conflit et les lieux de mémoire font partie du paysage. Cette destruction généralisée aura au moins eu une vertu : l’embellisement de ses villes ! Du néant, l’Aisne et ses villes ont su renaitre de leurs cendres et la région de s’affirmer par l’architecture, car il a bien fallu reconstruire ! On le fit en utilisant l’Art Déco, dont la capitale n’est autre que Saint-Quentin, la plus grande ville de l’Aisne, détruite à 80% durant le premier conflit mondial. Aucune ville ne possède autant d’édifices Art Déco, avec plus de 3 000 dont 300 sont classés aux Monuments Historiques ! J’ai pu me rendre compte sur place de ce patrimoine Art Déco d’exception, de Saint-Quentin à Chauny en passant par le village d’Alaincourt.

L’Art Déco c’est quoi ?
Le mouvement Art Déco est un style typiquement français qui se développe entre 1920 et 1939, durant les Années Folles. A ne pas confondre avec l’Art Nouveau, qui s’épanouit des années 1880 jusqu’en 1914, et qui caractérise la Belle Epoque. Ce dernier se distingue par des formes inspirées de la nature, des courbes et arabesques, et est présent à Paris à travers les entrées des bouches de métro, la Tour Eiffel ou encore le Pont Alexandre III. Cet Art Nouveau ne l’était plus vraiment justement, devenant un peu ancien, bref, démodé… Après la Première Guerre Mondiale, place à l’Art Déco ! A Paris, le Palais de Tokyo et le Grand Rex en sont de parfaits représentants. Signe de modernité, on utilise le béton, mais aussi la brique rouge. On redécouvre aussi la mosaïque, la céramique ou encore le vitrail. Toutes les formes de création sont concernées : architecture bien sûr, mais aussi sculpture, peinture, orfèvrerie, … Son nom est donné en référence à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes, organisée en 1925 à Paris. Le terme « Art Déco » ne fut employé au départ que par un petit milieu d’initiés. Le Corbusier, qui n’appréciait pas ce style, fut l’un des premiers à utiliser l’abréviation “Art Déco” pour faire référence aux Arts Décoratifs. Le grand public préférait parler de « rétro ». Rétrospectivement, c’est à partir des années 1950 que l’on parla d’Art Déco, en référence à la fameuse exposition de 1925 à Paris. L’ Art Déco trouva son plus grand terrain de jeu dans l’Aisne, à Saint-Quentin et Chauny, où tout était à reconstruire après la Grande Guerre. Les édifices déploient leurs motifs géométriques, fleurs stylisées, ferronneries et autres bow-windows. Les rues, places et monuments de ces deux villes constituent un véritable musée du patrimoine à ciel ouvert ! A la campagne, ce sont les petites églises des villages dévastés qui renaissent par l’Art Déco dans des envolées de béton.

Notre plongée dans l’univers Art Déco débute à la gare du Nord à Paris, direction Saint Quentin, à 1h40 de TER. Non, on ne parle pas ici de Saint-Quentin-en-Yvelines, terminus du RER C bien connu des Franciliens, mais bien de Saint-Quentin (tout court), plus grande et plus peuplée commune de l’Aisne. Nous sommes dans les Hauts de France, au nord donc, mais cette nouvelle région administrative ne parle pas à grand monde non plus. Historiquement, Saint-Quentin se trouve en Picardie. Sur un axe ouest-est, elle se trouve à mi-chemin entre Amiens et Charleville-Mézières, et sur un axe sud-ouest nord-est, Saint-Quentin se trouve pile-poil entre Paris et Bruxelles.

Traversée par la Somme et le canal de Saint-Quentin, la ville est l’une des sous-préfectures de l’Aisne, avec Soissons (le vase de Clovis pour ceux qui ont un vague souvenir de cours d’histoire en CM1), Château-Thierry (la ville de Jean de la Fontaine), et Vervins (pas grand-chose de connu à raconter pour cette sous-préfecture…). Et la préfecture ? Bizarrement, ce n’est pas Saint-Quentin, la plus grande ville, mais Laon (on prononce lent), moins connue, qui abrite pourtant l’une des plus belles cathédrales de France. A deux pas de Soissons, c’est à Villers-Cotterêts, ville natale d’Alexandre Dumas, que François 1er signa en 1539 la fameuse ordonnance qui changea le cours de l’Histoire de France, en obligeant l’utilisation de la langue française dans les actes juridiques et administratifs. Bref, il y en a des choses à raconter sur l’Aisne, un département tout en longueur, avec tout de même 155 km du nord au sud. Résultat, il y a deux identités bien distinctes, entre le nord frontalier de la Belgique, à l’influence flamande, notamment autour de Saint-Quentin, et le sud, autour de Château-Thierry, où coule la Marne, entouré de vignobles de Champagne. Nous allons ici nous intéresser à la partie nord, autour de Saint-Quentin et Chauny, et à leur exceptionnel patrimoine Art Déco.
Arrivée à la gare de Saint-Quentin, capitale de l’Art Déco, labellisée ville d’art et d’histoire





C’est au maître-verrier et mosaïste français Auguste Labouret que l’on doit le Buffet de la Gare de Saint-Quentin, inauguré en 1926. Un joyau de l’Art Déco avec sa remarquable miroiterie, ébénisterie et ferronnerie. Le comptoir en béton armé et les murs sont entièrement recouverts de mosaïques. L’œuvre d’Auguste Labouret est colossale, citons notamment la cité scolaire Marie-Curie à Sceaux, la décoration du mythique paquebot Le Normandie, les gares de Lyon et Saint-Lazare à Paris, ou encore les Galeries Lafayette et le Bon Marché, toujours dans la capitale.






Le Monument aux Morts de Saint-Quentin, tout en granite, offre une belle vue sur la réserve naturelle des Marais d’Isle, située en pleine agglomération ! Il s’agît de l’unique réserve nationale ornithologique située dans un centre-ville, au cœur de Saint-Quentin. Cet ensemble marécageux s’étend sur 48 hectares. Il y a même une plage où l’on peut se baigner durant les beaux jours !


A Saint-Quentin, on se promène le nez en l’air pour admirer les mosaïques, bow-windows et verrières Art Déco, que l’on rencontre à chaque coin de rue !






Réalisée en 1925 dans le plus pur style Art Déco, la salle du conseil municipal, classée aux monuments historiques, demeure figée dans cette époque, un siècle plus tard. Le plafond en châtaignier conserve sa forme de carène de bateau renversée, et les murs sont garnis de boiseries précieuses en chêne de Hongrie et en palissandre. Chacun des quarante et un panneaux sont ornés d’un cartouche représentant un métier, dont le carillonneur.










Détruit durant la Grande Guerre, le « Grand Bazar Delherme » était une institution depuis 1876. Ce grand magasin fut reconstruit en 1927 pour accueillir « Les Nouvelles Galeries, joyau Art Déco qui a conservé sa structure en béton et son décor en stuc peint. Ce bâtiment demeure l’un des plus beaux Palais du patrimoine Art Déco français, avec ses garde-corps et rampes d’escaliers en fer forgé aux motifs de volutes et de paniers stylisés, le tout sublimé par les deux « phares du commerce » coiffant l’édifice. L’endroit fut également un lieu de loisirs, abritant des galas de catch, boxe, bals, compétitions de patins à roulettes…, accueillant des vedettes comme Edith Piaf et Marcel Cerdan. C’est aujourd’hui un Monoprix…




Après avoir vu toutes ces photos, on ne sera pas surpris d’apprendre que le célèbre guide australien Lonely Planet intègre Saint-Quentin parmi sa liste des plus belles villes de France !
La Maison de Marie-Jeanne à Alaincourt
La Maison de Marie Jeanne est un musée communal qui étonne pas sa taille et sa richesse pour un si petit village ! Marie Jeanne est tout simplement le nom de celle qui a créé ce musée, où sont exposés un siècle d’objets autour de la mode et de l’enfance, une véritable machine à remonter le temps ! Une salle est consacrée à l’influence de l’Art Déco dans la mode et ses accessoires (chapeaux, poudriers, peignes, robes…).

Tout comme Saint-Quentin, la plupart des villes et villages de l’Aisne ont été ravagés par la Grande Guerre. Le village d’Alaincourt où se trouve la Maison de Marie-Jeanne n’échappe pas à la règle, et a lui aussi bénéficié d’une architecture Art Déco durant la reconstruction. Les trois quarts des maisons datent des années 1920 à 1930 et sont en style Art Déco. Cela peut être une porte ou encore la grille d’un balcon.


Lors de la visite de ce passionnant musée, on apprend notamment que le célèbre écrivain écossais Robert Louis Stevenson est passé par ici lors de son voyage sur les rivières et canaux du nord de la France en 1876. Un périple de 18 jours d’Anvers à Conflans-Sainte-Honorine traversant notamment les superbes paysages de l’Aisne et la vallée de l’Oise. Il en a tiré son premier récit, An Inland Voyage (Voyage en canoë sur les rivières du Nord) paru en 1878.

Chauny, première ville de France à disposer d’un plan d’urbanisme
Quittons la Maison de Marie-Jeanne à Alaincourt, direction Chauny, à 30 km au sud de Saint Quentin. Nous sommes au cœur de la Picardie, à égale distance de Soissons (34 km), Laon (36 km) et Saint-Quentin (31 km). Traversée par l’Oise et le canal de Saint-Quentin, Chauny, qui était une ville prospère, fut totalement dynamitée par les Allemands en février 1917, lorsqu’ils se retirèrent derrière la ligne Hindenburg, qui passait par Saint-Quentin. La ville est un tas de ruine lors de sa libération. Tous les monuments sont donc postérieurs à la Première Guerre mondiale, et l’Art Déco y prend une place de choix, que ce soit sur les façades ou à l’intérieur des bâtiments : poste, hôtel de ville, gare, banques, magasins, églises, salle des fête, halle au marché et même certaines boulangeries pâtisseries ! Chauny est ainsi la première ville de France à disposer d’un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension, jouissant d’un patrimoine exceptionnel ! Des artistes ayant participé à la fameuse Exposition Internationale des Arts Décoratifs de Paris en 1925 déploient leur talent à Chauny, léguant le patrimoine unique qui fait la réputation de la ville de nos jours. A moins de 10 km se trouve la fameuse manufacture royale de Saint-Gobain, d’où sont sortis les miroirs de la Galerie des Glaces du château de Versailles.


d’entrée réalisées par le maître ferronnier Edgar Brandt sont bel et bien Art Déco. Dès le hall d’entrée franchi, l’Art Déco se déploie partout, une merveille ! On pense notamment aux mosaïques au sol, à la stylisation des motifs, aux remarquables rampes d’escalier, aux dorures et bien sûr aux salles du Conseil Municipal et des mariages. Les plafonds sont à caissons avec des lustres de perles.





Déco à une architecture moderne. Ancienne halle au blé puis bibliothèque municipale, l’édifice intègre des concepts novateurs comme le toit plat, le hall de verre, et l’étirement en longueur des briques sur la façade, tout en conservant des éléments Art Déco, comme les colonnes antiques de la porte d’entrée et les ferronneries des portes qui évoquent les gratte-ciel américains.





symbolisent l’Assomption.

Une belle découverte de l’Aisne, de son art déco et de son souvenir de la Grande Guerre. Un petit pays presque ignoré dans la grande France.
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Magnifique, voyage dans le temps, vraiment plein de trésors et de richesse historique, très clair et bien expliqué, à un point de nous inciter à faire une petite excursion dans les trésors cachés de la France, MERCI Nicolas,
Tellement bien clair et bien expliqué ⛪🐎✨
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Comme toujours, un très bon sujet, riche d’informations, dense mais clair. En un mot, pédagogique.
C’est bon de voir à quel point notre patrimoine est riche, intriqué d’une histoire qu’on a tendance à oublier ou alors qu’on ne connait pas du tout. Bravo Nicolas !
On voit aussi, grâce à la richesse iconographique de ce sujet, la passerelle parfois entre Art Nouveau (floral) et Art Déco, plus géométrique. Par exemple, les vitraux Art Déco de l’église Notre-Dame à Chauny ne sont pas sans évoquer ceux de la cathédrale St-Guy de Prague, par Alphons Mucha, chantre de l’Art Nouveau, qui a travaillé à Paris. Est-ce que je dis une bêtise ?
Ca fait plaisir aussi de lire un article que ne soit pas bardé de pubs !
On attend votre prochain sujet, Voyageur Nicolas !
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Merci beaucoup, Nicolas! Je me suis régalée à découvrir ces 3 villes de l’Aisne. J’ai hâte de les voir de mes propres yeux.
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